On pourrait commencer l’histoire d’Emmanuelle de Boysson au même endroit que Les Années Solex , son nouveau roman, très autobiographique : au Mullerhof, la propriété de ses grands-parents paternels, dans la vallée de la Bruche. En 1840, son aïeul Henri Muller y avait fondé une filature et un tissage mécanique, une usine plus tard reconvertie dans le plastique. Il y a là un manoir, « avec du personnel », une chapelle, une ferme, un tennis, un parc, des bois… Un lieu d’un autre temps, « merveilleux, très romanesque ». Le lieu d’une enfance insouciante et le symbole d’un milieu privilégié.
À la naissance de sa fille, Gilbert Monnier dirige l’usine Gros-Roman de Wesserling, où Emmanuelle passe ses deux premières années, avant de s’installer à Mulhouse, dans une maison du bas Rebberg. Elle a 6 ans lorsque Bernard Thierry-Mieg confie à son père la direction de l’Industrie cotonnière du Maroc (Icoma), que le célèbre patron mulhousien avait fondée en 1946, à Mohammédia, près de Casablanca, avec la Société alsacienne d’industrie cotonnière (SAIC).
Dans les velours étouffants du Rebberg
Une SAIC (Velcorex) que Gilbert Monnier dirigera après son retour à Mulhouse, en 1969. Emmanuelle a désormais 14 ans. Très vite, l’adolescente étouffe entre les velours qui tapissent la belle maison de la rue Élisabeth. Elle prend conscience que le Rebberg est « un bastion de nantis ». Sa cousine Capucine, dont les parents font scandale en divorçant, est la première à détourner Emmanuelle du droit chemin. « Elle m’a ouvert au monde, m’a fait prendre conscience de mon corps, m’a appris une certaine liberté… »
Aux premiers émois sensuels s’ajoute une prise de conscience politique. Dans l’ambiance de l’après-Mai 68, au contact des autres catégories sociales que brasse le lycée Schweitzer, Emmanuelle passe de son attirance pour la culture pop, Woodstock et les hippies, à un engagement gauchiste « très sincère ». « Mon père était quelqu’un d’extrêmement bon, mais j’étais révoltée par sa position de patron, la vie qu’il menait , explique-t-elle. Je trouvais – et je trouve toujours – qu’il y avait des injustices. Je voulais m’engager, lutter ! »
Lorsque des ouvriers de chez Peugeot sont licenciés et jugés pour avoir détruit des conduites de gaz, elle troque ses tenues branchées pour les habits d’une fille du peuple et rejoint le Secours Rouge, une organisation de défense de militants menacés par la toute nouvelle loi « anticasseurs ». « La révolte, pour une adolescente, je trouve ça plutôt sain ! » , souligne-t-elle encore aujourd’hui.
Une parenthèse enchantée
Mais quand sa cousine quitte Mulhouse, la jeune femme se referme, comme se referme la parenthèse enchantée qu’a connue sa génération. C’est déjà la fin des illusions. Les gauchistes qui ne sombrent pas dans l’alcool et dans la drogue rentrent dans le rang, à l’instar d’Emmanuelle.
À 17 ans, elle part pour Paris, sur les traces de sa mère, pour faire une terminale et une hypokhâgne dans l’établissement très catholique fondé par son arrière-grand-mère, Madeleine Daniélou. Après une licence de lettres, elle se marie, à seulement 22 ans, et se met à animer des stages de formation professionnelle. « Comme ma mère, qui avait présidé le Comité haut-rhinois d’action sociale en faveur des travailleurs migrants (Cotrami), j’ai travaillé dans le social. C’était, pour elle, la seule voie possible pour une fille. »
C’est dans sa propre vie qu’Emmanuelle finira par faire la révolution. « J’écrivais depuis toujours, mais je ne m’autorisais pas à publier. Ma mère me l’interdisait. Ce n’est qu’après des années de psychanalyse et de travail sur moi, le jour où j’ai animé un stage de techniciens haute tension chez EDF, que je me suis dit que ça n’était plus possible. J’ai décidé de suivre mon propre désir » , raconte-t-elle.
Symbole de cet affranchissement, son premier livre, publié en 1999, un an après la mort de sa mère, est consacré à ses grands-oncles : Alain Daniélou, homosexuel et grand spécialiste de l’hindouisme, et Jean Daniélou, cardinal retrouvé mort en 1974 chez une prostituée parisienne, un scandale qui avait fait couler beaucoup d’encre à l’époque…
Depuis, Emmanuelle de Boysson s’est rattrapée. Elle a publié plus d’une quinzaine de livres, préside le prix de la Closerie des Lilas, un prix littéraire 100 % féminin. Elle vit à Saint-Germain-des-Prés, à deux pas du salon de ses grands-parents maternels, qui l’impressionnait tant et la faisait rêver autrefois. Elle est passée de la bourgeoisie provinciale et industrielle, à laquelle appartenait son père, à la bourgeoisie parisienne et littéraire d’où venait sa mère.
Un désir d’écriture longtemps contrarié
Mais comme en témoignent Les Années Solex , reconstituées avec minutie grâce aux notes de son journal intime, l’écrivain garde une nostalgie profonde pour son adolescence mulhousienne. « On vivait entre potes, on se retrouvait au Moll, il y avait une vie de quartier… À Paris, on est un peu déraciné. L’Alsace, c’est ma force ! »
Revenir sur ces années-là, c’est aussi une manière d’entretenir le lien avec un père qu’elle a tant aimé, « peut-être un peu trop » , derrière les postures révolutionnaires, ce père mort en 1988, peu de temps après sa démission de la SAIC Velcorex, dans des circonstances qui l’avaient profondément affecté.
Le temps a passé, les rêves ont laissé des traces, ambiguës. Pour Emmanuelle de Boysson, la générosité et le partage restent des valeurs phares, mais le « pragmatisme » l’emporte aujourd’hui sur le « romantisme », et l’écriture a remplacé l’action collective comme instrument d’une « émancipation » avant tout individuelle. Sous les pavés, la page.
LIRE Les Années Solex , par Emmanuelle de Boysson, éd. Héloïse d’Ormesson, 224 pages, 18 €.
RENCONTRER Emmanuelle de Boysson présentera son nouveau livre le mercredi 22 février à la librairie Bisey de Mulhouse (35 place de la Réunion) et le mardi 7 mars à la librairie Kléber de Strasbourg (1 rue des Francs-Bourgeois).