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Emmanuelle de Boysson joue (bien) la comédie du bonheur
Le Point.fr – Publié le 16/05/2014 à 12:49
Avec « Le Bonheur en prime », la présidente du prix de la Closerie délaisse ses héroïnes le temps d’une farce piquante qui ne se prend pas au sérieux.
Emmanuelle de Boysson prouve que « roman heureux » ne rime pas avec « roman niais ».
Emmanuelle de Boysson prouve que « roman heureux » ne rime pas avec « roman niais ». © DR
Par MARINE DE TILLY
Vade-mecum
« Nous voulons tous être heureux, nous voulons tout pour cela et cela nous suffit », écrivait Aristote dans L’Éthique à Nicomaque. Ce n’est pas tout à fait neuf : la vie, c’est mieux quand on est heureux. Indémodable, le bonheur. Selon une récente étude du Monde, « les publications sur le bonheur ont été multipliées par six en trente ans ». Et pourtant, on trouve assez peu de (bons) romans, « roman heureux » étant officiellement égal à « roman niais ». Lisez le petit dernier d’Emmanuelle de Boysson, et vous verrez que non.
Jusqu’ici, elle avait beaucoup donné dans le roman « de », « à » et « pour » femmes, Emmanuelle de Boysson. Des grandes bourgeoises, des provinciales, des jeunes, des mûres, des qui aiment la bonne bouffe et le bon vin, des fidèles, des infidèles, amoureuses ou dévoreuses, bref, sa riche bibliographie avait des airs d’anthologie de la femme française (et libre). Cette fois, elle nous livre une sorte de parodie de Downton Abbey en VF, l’histoire d’un majordome plus fidèle qu’un chien à son seigneur et maître, Jules Berlingault, un vieux baron loufoque, seul et surtout très, très riche. Trente ans que Gaspard l’habille, le déshabille, lui prépare du foie de veau, des lapins chasseurs et des purées de céleri, nettoie son fumoir, les paliers, les escaliers de son hôtel parisien et ceux de ses propriétés de l’île de Ré (et de la villa à Moustique et du yacht, aussi). Le monde entier veut plumer l’oie grasse, mais Berlingault a pris sa décision, c’est Gaspard qui sera son légataire universel. Go, go, à lui le magot. Et le neveu ? « Je l’emmerde ! Et reprenez-vous, mon vieux, jette le scrogneugneu à son valet. La nouvelle est plutôt bonne. Sortez une bouteille de champ ! »
Sauf que, pendant que Gaspard savoure son Ruinart, dans les autres appartements de l’immeuble de « Monsieur », c’est le grand débandement. Un militaire hyper-testostéroné aplatit le nez d’un écrivain qui n’écrit rien, le rottweiler n’en finit pas d’aboyer, quant à la locataire aux jupes ras le bonbon de la chambre de bonne, elle vient d’être virée et songe sérieusement à se suicider, sous les yeux de son chat au nom ridicule, Essuie-plume. Tous ces gens au bout du rouleau font tourner Berlingault au mécène : finalement, il promet l’héritage à tout l’immeuble, mais à une condition… : qu’ils soient heureux. Bonne action, marché grotesque ou dernière fantaisie de vieux croco toqué ; toujours est-il que les intéressés acceptent de jouer la commedia della felicità, tandis que ce bon vieux Gaspard manoeuvre de tout son esprit fidèle, mais servile, pour les en empêcher.
Pourquoi le lire ?
Parce qu’on n’est pas obligé d’être glauque et maudit pour écrire bien et soigné, parce qu’il n’est pas interdit d’être joyeux en littérature (ce n’est pas grave), parce que c’est un exercice délicat et même courageux, et que Boysson s’en tire avec panache. Parce que c’est théâtral et nerveux, avec portes qui claquent, intrigues à coucher dehors, mensonges à dormir debout, pile entre la farce dix-septièmiste et le vaudeville croustillant.
Où, quand le lire ?
Sur le port de La Flotte en Ré, devant une assiette de charcute et un verre de vin blanc, un pont du mois de mai.
À qui l’offrir ?
Aux snobs qui font la gueule, à qui il a échappé que ça faisait un bail que la tragédie n’était plus l’apanage de la noblesse, la comédie celui de la bourgeoisie et la farce celui du peuple.
Le Bonheur en prime, d’Emmanuelle de Boysson (Flammarion, 293 p., 18 €)
DÉCOUVREZ – Un extrait (p. 88 à 90) :
– Mes chers amis, accordez-moi une minute d’attention. Vous vous demandez sans doute pourquoi je vous ai invités ici. Parce que je vous aime bien. Vous, Patrick, pour votre vaillance, votre fougue, votre côté chien fou ; Rose, pour votre douceur, votre sourire, votre coquetterie ; Luna, pour votre énergie, votre beauté tranquille et cette fragilité qui m’émeut ; Antoine, pour votre culture, votre passion des livres. Vous voyez, j’ai mes raisons. Chacun de vous est un héros qui s’ignore. Ce qui vous manque, c’est un révélateur. Un homme qui croit en vous. Je serai celui-là. Mon expérience me donne un avantage.
Je vais être franc. Je fus un piètre résistant, un requin des affaires, un mari volage, mais, voyez-vous, j’ai aimé sans défaut mes compagnons de maquis. Ils ont tous disparu. Bientôt, ce sera mon tour. Le jour où la mort se présentera, j’aimerais lui poser un lapin. Autant que je sache, je n’ai pas d’enfants. Qui héritera de mes biens ?
Jules se fout de moi. Où veut-il en venir ? Est-il en train de me préparer un sale coup ? S’il y a un successeur ici, c’est moi. Il se rince le gosier, reprend :
– Peut-être vais-je vous paraître fou, mais je préférerais en faire bénéficier des personnes que j’ai élues. En un mot, j’envisage de faire de vous mes légataires.
Ingrat ! Comment pourrait-il m’enlever ce qui m’est dû ? Rompre notre pacte ? Lui mon ami, mon maître, je le crois incapable d’une trahison aussi gratuite et perverse. Si c’est une farce, elle est monstrueuse. Dans son coin, Jules se frotte les mains.
– Je vous propose un défi. Pour jouir de mes biens, une seule condition : que vous soyez heureux. Le bonheur est une chose fragile qui s’éveille parfois par la magie d’un déclic, d’une rencontre. Laissez vos mines grises au vestiaire, oubliez coups bas et ressentiments. Tout deviendra possible. Rêvons un peu. Vous allez être les acteurs d’une représentation unique en quête d’un auteur metteur en scène ; j’ai nommé votre serviteur. Vous deviendrez ce que vous jouerez, tels que je vous veux. Vous me prenez pour un hurluberlu ? Vous en avez le droit. Réfléchissez vite. Je suis un homme pressé et exigeant. Si vous décidez de me suivre, il faudra me convaincre. Sachez que je ne me laisse pas facilement rouler. Ah ! J’oubliais, ce sera tous ou rien. Si l’un de vous fait faux bond, le jeu s’arrêtera. Et mes sous iront… je verrai bien…
Le vieux crabe m’a zappé, tout bonnement supprimé ! Je viens de subir le pire affront de ma vie et il les baratine avec son bonheur à la con ! Dès ce soir, j’exigerai une explication d’homme à homme avec lui. Après la commode Empire, mon héritage ne m’échappera pas ! Patrick et Rose se regardent, sidérés. Bouche bée, Luna se pince la joue. Antoine tire sur sa cigarette.
C’en est trop. Les genoux flageolants, je déguerpis à la cuisine, me tape la tête contre le buffet et me mords le gras du pouce pour ne pas crier. Je sors du réfrigérateur une tarte au citron. Je vais les entarter, ces salopards ! Monsieur me fait signe de venir vers lui, me glisse à l’oreille :
– Ne le prenez pas mal. Je n’ai pas oublié ma promesse ; je vous expliquerai ce que j’ai décidé demain.