Tout le monde connaît la célèbre phrase de Saint-Just : « Le bonheur est une idée neuve en Europe », bien qu’il ait eu tort puisque l’idée de bonheur est aussi vieille qu’Aristote : « Nous voulons être heureux, nous voulons tout pour cela et parce que cela nous suffit. » écrit-il dans l’Ethique à Nicomaque. Il suffit de jeter un coup d’œil sur les productions récentes pour s’apercevoir – signe des temps – que le bonheur est toujours à la mode, et aujourd’hui plus qu’hier, Frédéric Lenoir lui consacre un essai quand Marc Levy annonce la parution de Une autre idée du bonheur, pour la fin avril. Emmanuelle de Boysson qui ne manque ni d’élégance ni de plume nous propose une autre espèce d’aventure. Après avoirpublié une trilogie sur le « temps de femmes », dont le dernier opus, Oublier Marquise, nous replongeait avec délices dans le siècle de Watteau, elle ose une approche très personnelle où l’audace cultive l’humour pour mieux nous faire sentir combien le bonheur est chose fugace. Ce n’est pas pour rien que les juifs brisent un verre le jour des noces, il rappelle non seulement la destruction du Temple de Jérusalem, mais encore l’extrême fragilité du bonheur humain. Il suffit d’un rien pour que le monde devienne sinistre. Car, si la course contemporaine après un bonheur difficile à cerner est toujours plus effrénée – en raison de la dureté des temps, chacun de nous se pose la question de savoir en quoi consiste sa version du bonheur. Pour nous aider à répondre à cette sourde angoisse, Emmanuelle de Boysson campe un roman où le bonheur devient une quête autant qu’un défi.
En effet, l’action débute dans un immeuble bourgeois parisien, propriété d’un riche retraité, Jules – baron Berlingault. Ce dernier vit avec un majordome, Gaspard, employé depuis plus de trente ans au service de son seigneur et maître. L’orage gronde dans les étages, les voisins ne s’entendent pas, un militaire a flanqué un bourre-pif à un écrivain excédé par les aboiements de son rottweiler, Amora. La belle Luna qui vit dans une chambre de bonne avec Essuie-Plume son chat, vient d’être licenciée ; l’idée de se jeter par la fenêtre risque de devenir une priorité… Gaspard, qui a assisté à la prise de bec relate la scène à Jules qui s’en émeut et décide de les convier tous à un séjour dans sa propriété de l’île de Ré. L’affaire est pour le moins mal partie, mais après force diplomatie, ils acceptent et se retrouvent obligés à cohabiter. L’aventure commence par un voyage en Jaguar, puis dans un domaine où chacun cherche ses marques. C’est alors que Berlingault à l’idée saugrenue de leur proposer un marché, ou plutôt un pari, un défi : « Pour jouir de mes biens, une seule condition : que vous soyez heureux. (…) Laissez vos mines grises au vestiaire, oubliez coups bas et ressentiments. Tout deviendra possible. Rêvons un peu. Vous allez être les acteurs d’une représentation unique en quête d’un auteur metteur en scène ; j’ai nommé votre serviteur. Vous deviendrez ce que vous jouerez, tels que je vous veux. Vous me prenez pour un hurluberlu ? Vous en avez le droit. Réfléchissez vite. Je suis un homme pressé et exigeant. Si vous décidez de me suivre, il faudra me convaincre. Sachez que je ne me laisse pas facilement rouler. Ah ! J’oubliais, ce sera tout ou rien. Si l’un de vous fait faux bond, le jeu s’arrêtera. Et mes sous iront… je verrai bien… » Evidemment, Gaspard qui ne rêve que d’hériter (ce que Jules lui a d’ailleurs promis) enrage ; évidemment, ce ne sera pas facile et tout le roman repose sur cette tension, cette espérance, sans cesse contrariées par les manœuvres de Gaspard qui doit de surcroît faire un rapport détaillé à son cher patron. Personnage fascinant ce Gaspard, servile mais fidèle, pervers et attachant, toutes les intrigues se nouent à partir de lui, autour de lui, de ses délires, de ses déconvenues, de ses trafics. Il est à la fois âme damnée et révélateur, domestique avili par trop d’années passées à servir, à se plier aux caprices de son baron loufoques. Il cache un secret trop lourd pour lui, des blessures, et se débat avec ses contradictions comme avec son passé. Nous brûlons de savoir si les parieurs ne seront pas dupes, s’ils parviendront à relever le défi, à échapper aux plans diaboliques de Gaspard qui travaille à ce qu’ils trébuchent, il suffit qu’un seul lâche pour qu’il rafle le magot. C’est ce qu’il croit.
Emmanuelle de Boysson aurait pu tomber dans le piège de la comédie sociale sans profondeur, tomber dans la satire de milieux qui ne partagent ni les mêmes valeurs ni les mêmes rêves, il n’en est rien. Si l’on en croit Pasolini : « Etre heureux est un devoir », il devient ici une quête – d’abord volontairement factice puisqu’objet d’un marché dont nul ne sait s’il n’est pas une mauvaise plaisanterie, puis révélatrice de chaque moi profond. Et la permanente mise en relation de caractères aussi incompatibles (en apparence) relève de l’exploit. Nul n’est heureux qui ne soit d’abord disposé au bonheur, ceux-là ne le savaient pas et Berlingault eut le génie de le leur révéler. Qu’adviendra-t-il ? Ne comptez pas sur moi pour vous le dire. Prenez plutôt le temps de lire Le bonheur en prime qui n’est pas du tout un roman de surface mais une initiation, une invitation à se dépasser, à se connaître. Et plus encore. L’ambition de Berlingault est d’abord de les apprivoiser, il les aiment comme ils sont et aspirent à éveiller en eux ce qui est justement susceptible de dilater leur existence, un ressort caché, un aspiration inassouvie. Chaque personnage est ici campé avec infiniment de justesse et d’humanité, chaque situation sonne juste, et rien ne manque à l’atmosphère réthaise qu’Emmanuelle connaît si bien pour posséder une villégiature dans cette île où le bonheur n’est plus une idée…
Je ne sais si le rôle des romans est de nous faire seulement du bien ou de nous bouleverser, sans doute cela dépend-il de l’humeur autant que de l’histoire, celui-ci pose les bonnes questions et permet de nous réconcilier avec nous-mêmes. Ce n’est pas rien. Les choses légères ne le sont que parce qu’elles sont comme cernées par des tragédies, elles ne manquent guère, mais la plume d’Emmanuelle de Boysson, sans fards, sans fatras, flirte brillamment avec un certain esprit, celui du XVIIIe siècle où régnait « la douceur de vivre » si l’on en croit Talleyrand. Siècle de Marivaux dont la langue d’une merveilleuse élégance s’accorde à la subtilité de l’analyse psychologique, pour mieux servir un dessein foncièrement optimiste : j’emploierai les mêmes mots pour qualifier le roman d’Emmanuelle de Boysson qui préfère la joie au culte du nombril, des situations glauques, des bas-fonds. Si le bonheur est un risque, prenons-le sans hésiter, les surprises viendront lui donner corps. Ce livre nous en convainc.
Claude-Henry du Bord
Emmanuelle de Boysson, Le bonheur en prime, Flammarion, mai 2014, 296 pages, 18 €
En librairie le 7 mai 2014